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Fondation Clics : 3664

Au sortir de la période instable et troublée du Haut Moyen-âge (entre la disparition de l'Empire Romain et la fin des grandes invasions autour de l'an 980), les paysages et la vie en l'an mil doivent être imaginés tels que le grand historien Georges Duby nous les décrit dans "Le temps des Cathédrales"

ormesson
" Peu d'hommes d'abord, très peu. Dix fois, vingt fois moins qu'aujourd'hui peut-être. Des densités de peuplement qui sont celles actuellement du centre de l'Afrique. La sauvagerie domine, tenace. Elle s'épaissit à mesure que l'on s'éloigne des rives méditerranéennes, lorsque l'on franchit les Alpes, le Rhin, la mer du Nord. Elle finit par tout étouffer. Ici et là, par paquets, des clairières, des cabanes de paysans, des villages ceinturés de jardins, d'où vient le plus clair de la nourriture ; des champs, mais dont le sol rend fort peu malgré les longs repos qu'on lui laisse ; et, très vite, démesurément étendue, l'aire de la chasse, de la cueillette, de la pâture divaguante. De loin en loin une ville ; c'est le plus souvent le résidu d'une cité romaine ; des monuments antiques rapetassés dont on a fait des églises, des forteresses ; des prêtres et des guerriers ; la domesticité qui les sert, fabriquant les armes, la monnaie, les parures, le bon vin, tous les signes obligés et les outils de la puissance. De toutes parts, des pistes d'enchevêtrent. Le mouvement partout : des pèlerins et des colporteurs, des coureurs d'aventure, des travailleurs itinérants, des vagabonds. La mobilité d'un peuple aussi démuni est étonnante. Il a faim : chaque grain de blé semé n'en donne guère plus de trois, de quatre lorsque l'année est vraiment bonne. Une misère. La hantise : passer l'hiver, tenir jusqu'au printemps, jusqu'au moment où l'on peut, courant les marais, les taillis, prendre sa nourriture dans la nature libre, tendre des pièges, lancer des filets, chercher les baies, les herbes, les racines. Tromper sa faim"
Georges Duby, 1919-1996 
"Le temps des Cathédrales"
Editions Gallimard 1976

 

UN REGIME FEODAL

L'organisation sociale et politique est l'illustration du principe de trifonctionnalité, caractéristique des civilisations héritières des indo-européens comme l'a démontré Georges Dumezil (1898-1986) :
  • Au sommet, un « ordre supérieur », le Clergé, part de l'humanité gouvernée par les lois célestes.
  • Une élite, « les Gens de Guerre », chargés de maintenir l'ordre sur terre ;
  • Enfin, la masse des êtres voués au travail, qui sont astreints de fournir aux Prêtres et aux Chevaliers les moyens de leur existence improductive et luxueuse
Le lien qui assure l'homogénéité de cette organisation est la féodalité ; il s'agit d'un détournement à leur profit par les puissants d'un système hérité de la tradition franque et généralisé par Charlemagne pour gouverner l'immensité de ses états : malgré le maillage administratif mis en place (200 Comtes non héréditaires, auxquels il avait délégué l'administration locale, qui étaient au sein de leur état administrateurs, juges, chefs militaires et percepteurs des impôts et amendes ; les « missi dominici », un laïque et un ecclésiastique allant par paire, qui inspectaient les Comtés, veillaient à l'application des lois et levaient des troupes en cas de besoin), il éprouvait des difficultés à surveiller ses provinces. C'est pourquoi, l'Empereur généralisa le « serment de recommandation » ou « serment de fidélité » : chacun devait jurer obéissance à un plus puissant, pour obtenir sa protection en échange. Cette institution pyramidale, dont l'Empereur était le sommet, permettait d'encadrer des milliers d'hommes. Le protecteur était le « Seigneur », le protégé était le « Vassal » qui était tenu de travailler sur le champ de son Seigneur, ou bien le suivre à la guerre comme soldat.

Après la mort de Charlemagne et dans la désorganisation causée par le démembrement de l'empire qui suivit, l'affaiblissement voire l'effondrement du pouvoir central permit aux Comtes de s'approprier leur indépendance, en imposant la transmission héréditaire de leur titre à leur descendance et en gouvernant de manière autonome leurs Comtés et Seigneuries. Ce principe fondait la supériorité totale d'un groupe social qui, par la qualité de sa naissance et sa vocation militaire, était autorisé à vivre dans le loisir et profiter du travail des humbles, sans autres engagements que celles découlant de leur serment de vassalité. Il signifiait également le fractionnement et la dissolution de l'autorité en des myriades de cellules autonomes dans lequel un maître, le Seigneur, détenait à titre privé et héréditaire, le droit de commander et de punir.

UNE BRUSQUE ET BRUTALE EXPANSION

UNE DEMOGRAPHIE GALOPANTE

Et dans ce contexte, sur ce terreau, l'Europe connaît une progressive, lente mais inexorable expansion démographique, qualifiée par Fernand Braudel de "première modernité", "première Renaissance" ; en un peu plus d'un siècle, la population va tripler. En France par exemple, elle passe de 6.200.000 habitants en 1100 à 20 millions en 1328. Cet extraordinaire élan induit un besoin vital d'expansion des populations et d'extension des terres arables pour multiplier la production agricole ; à cette fin, durant deux siècles, les paysans se lancent dans un épuisant labeur de défrichage ("artiguer" disait-on dans le sud, "essarter" dans le nord) : couper les arbres, dessoucher devient une priorité et ce labeur modèle le paysage rural pour des siècles, par bien des côtés jusqu'à aujourd'hui.
C'est la moitié de la forêt française qui est alors défrichée, soit 13 millions d'hectares sur les 26 qu'elle comptait en l'an mille.

L'ORDRE MONASTIQUE DU RENOUVEAU

cisterciensMoines cisterciens défrichant et édifiant une nouvelle abbayeLes ordres religieux florissants aux XIIe et XIIIe siècles, les Cisterciens notamment, "...accompagnent, organisent, disciplinent, captent cet essor paysan, commencé sans doute dès la fin des temps carolingiens...".

Car l'autre structure dominante de la société féodale était l'Eglise catholique, seule institution organisée, implantée et respectée qui était sortie pérenne de l'effondrement de l'empire romain, et dont l'alliance déterminante, recherchée par les envahisseurs s'était portée sur le chef des Francs, Clovis, qui au prix de sa conversion avait obtenu d'être couronné Roi et de supplanter ses rivaux, coupables d'avoir été évangélisés et baptisés selon le rite aryen, jugé hérétique par Rome.
De cette alliance multiséculaire qui durera jusqu'à la Révolution Française, l'Eglise avait accru un pouvoir absolu sur les esprits ; durant la période romane, son influence et sa puissance sans pareille rayonnaient sur l'Europe occidentale, qu'elle avait lancée à la reconquête du tombeau du Christ à Jérusalem, et l'unifiaient dans sa globalité.Les cisterciens sont directement issus des rangs de l'ordre bénédictin, fondé en 529 par le moine romain Benoît de Nursie, fondateur de l'abbaye du Mont-Cassin, qui leur donna sa règle ; il est considéré comme le Patriarche des Moines d'Occident et le Saint-Patron de l'Europe. L'ordre bénédictin est le plus ancien ordre monastique d'Occident, le plus prestigieux aussi tant son apport à la culture occidentale par la conservation, la réplication et le sauvetage des trésors culturels de l'antiquité durant les temps sombres du Haut Moyen-âge et des grandes invasions constitue un trésor inestimable pour notre civilisation.

Mais lors de l'essor démographique des temps romans, du remarquable décollage de l'économie autour d'une "économie-monde" centrée sur les Foires de Champagne, du formidable élan et facteur d'enrichissement que sont les Croisades, l'ordre bénédictin, le plus ancien et prestigieux car l'humanité lui est redevable de la conservation et transmission de la culture antique, s'enrichit démesurément des dons des fidèles, au premier rang desquels figurent toutes les maisons royales européennes ; cette démesure s'incarne lors de la construction de l'abbatiale de Cluny, conçue pour être le Palais du Dieu tout puissant, c'est-à-dire plus imposant et luxueux que celui de n'importe quel Empereur terrestre, Seigneur dont les moines se considèrent comme la cour et les courtisans.
Dans notre région, les prestigieuses abbayes sainte Foy de Conques (46), saint Pierre de Moissac (82), saint Sever de Rustan (65) témoignent encore de la spendeur des fondations bénédictines, alors que proches de Masseube les églises Notre Dame de Simorre, saint Pierre et Paul de Saramon, saint Michel de Pessan, saint Pierre de Tasque sont les vestiges des puissantes abbayes qu'elles hébergeaient.

D'où une démesure dans la décoration des édifices religieux, dans la longueur et la magnificence des offices et des chants religieux, dans le confort que s'octroient les moines au quotidien au mépris de la règle de Saint-Benoît.

Parmi d'autres, une réaction vint en 1098 : celle de l'Abbé de Molesmes, Robert, qui, accompagné de son prieur Aubry, d'un jeune moine anglais, Etienne Harding, et de quelques moines qui abandonnent le confort de leur abbaye pour s'aventurer dans le "désert", au plus profond d'un vallon désolé et inhospitalier de Bourgogne, "Cistel", pour y reprendre " la route ancienne qui conduit à la perfection monastique ... vivre désormais la pauvreté véritable et en toute sincérité de conscience" ; le projet des pères de Cîteaux n'était pas de fonder un nouvel ordre monastique, mais de vivre leur foi suivant les préceptes de la règle qu'ils appliquaient à la lettre : vêtus de vile bure grise, tenus au silence, se nourrissant uniquement de légumes une fois par jour, dormant peu et sans confort sur des planches de bois, vivant dans l'ascèse absolue, la mortification et l'extrême pauvreté du travail de leurs mains, au mépris toute dîme ou rente extérieure.

Leur conduite et leur exemplarité leur valut aussitôt une réputation de sainteté, l'admiration des fidèles, l'amitié et le soutien des grands. Mais faute de vocations nouvelles, l'Abbaye de Cîteaux était proche de s'éteindre lorsqu'elle reçut un jour d'avril 1113 l'apport inespéré de 31 gentilshommes, menés par Bernard de Fontaine, quatre de ses frères, deux de ses oncles et 24 de leurs amis.
Bernard de Fontaine, qui deviendra Saint-bernard, figure emblématique du XIIe siècle (qualifié de "siècle de St-Bernard"), dont la voix tonitruante interviendra dans toutes les affaires de son temps, et sera honoré par l'Eglise Catholique du titre prestigieux et rare de Docteur de l'Eglise. L'apport inespéré qu'il apporte aux modestes moines va permettre à Cîteaux de créer ses premières Abbayes : La Ferté (1113), Pontigny (1114), Clairvaux (1115, dont Bernard de Fontaine sera Abbé jusqu'à sa mort en 1153) et Morimond (1115) qui forment les quatre filles de Cîteaux, à partir desquelles l'Ordre va rapidement croître et s'étendre sur toute l'Europe : 500 abbayes à la fin du XIIe siècle, 750 à la fin du XIIIe siècle.
Tenus à un labeur physique harassant, les cisterciens participèrent notablement à l'amélioration des techniques et de l'outillage agricoles, mais aussi industriel par leur maîtrise de l'eau (irrigation, moulins à eau - facteurs de la "première révolution industrielle"), et le travail des métaux.

Ecoutons encore Georges Duby parlant de l'idéal cistercien et des raisons de cette réussite en ce début de XIIe siècle :

" Le propos cistercien est réactionnaire, rétrograde : résister aux tentations du progrès, et, pour cela, fuir au plus loin. Revenir aux principes du monachisme bénédictin impliquait d'écarter la communauté du siècle, de l'isoler davantage, en plein désert. Cela fit le succès de l'ordre. La société du XIIe siècle s'enrichissait. Elle était encore dominée par des représentations morales qui lui faisaient penser qu'un homme peut-être sauvé par le sacrifice d'autres hommes, ses substituts. Elle avait toujours besoin de moines. Mais de moines plus pauvres, puisqu'elle se sentait souillée par ses richesses. Elle admira chez les cisterciens qu'ils ne se laissent point prendre aux précipitations qui faisaient alors s'accélérer le temps, qu'ils reviennent au rythme calme des saisons et des jours, aux nourritures frugales, aux vêtements sans apprêt, aux liturgies rigoureuses, que le dénuement, le renoncement de cette petite élite compense la voracité du reste des pêcheurs et obtiennent pour ceux-ci le pardon."

LE SIECLE CISTERCIEN

A l'aube du XIIe siècle, sur le vaste espace européen, politiquement morcelé en une myriade infinie et mouvante de structures parcellaires dominées par des gens de guerre, tirant leur légitimité de la férocité de leurs armes qui leur permet de vivre  économiquement aux dépens d'une population laborieuse et exploitée au motif de la protéger, mais  espace unifié par une civilisation et une foi commune qui a permis à ses habitants de survivre puis de se construire autour des valeurs de la foi catholique, incarnée par le Pape à Rome, dont les représentants depuis  la disparition de l'empire romain ont toujours été présents aux côtés des populations lors des heures les plus sombres et dramatiques de plusieurs siècles d'invasions , tout en préservant au fond de monastères isolés les trésors littéraires et scientifiques de l'antiquité, pointent les premiers signes d'une prodigieuse expansion démographique et révolution économique d'où émergera la civilisation occidentale.

De cette prospérité, nobles et église bénéficieront essentiellement ; à tel point que les monastères bénédictins, qui ont conservé, dupliqué et transmis aux heures sombres  du repliement les trésors de la culture antique et constitué le point d'ancrage spirituel autour duquel, alors que toutes les autres structures sociales et politiques s'effaçaient, la population a pu se rassembler, connaissent une opulence jusque là inconnue. Parmi ces monastères épars, non hiérarchisés entre-eux, ayant pour point commun leur soumission au Pape et le respect de la règle de Saint-Benoît qu'ils ont choisie pour discipline, émerge le monastère de Cluny, qui va devenir la référence de la chrétienté et auquel vont s'agglomérer beaucoup de monastères bénédictins.

 A tel point, que par sa puissance, sa prospérité et son influence, l'Abbé de Cluny est plus important que n'importe quel Prince ou Empereur terrestre ; au début du XIIe siècle, Cluny se conçoit comme le Palais de Dieu sur terre, d'où la nécessité de construire des bâtiments au luxe indicible dignes de lui, bien plus impressionnants que ceux des souverains ; les moines sont à la fois sa cour terrestre, d'où la nécessité de lui rendre hommage et de chanter ses louanges par des cérémonies religieuses de plus en plus longues, qui ne cessent jamais, mais aussi ses bataillons avancés sur terre, avant-garde dans la lutte contre le malin qu'ils combattent par le chant grégorien qu'ils ont développé et porté à sa perfection plastique.

Mais ce luxe agressif et voyant, ces cérémonies interminables et ces chants guerriers qui constituent l'épuisante activité des moines tenus de s'y livrer tout entier et d'y consacrer toute leur énergie, les éloigne de la règle de Saint-Benoît  qui en est l'antithèse, puisqu'elle postule que les moines doivent vivre et prier dans la pauvreté et le renoncement, du travail de leurs mains, dans la solitude, le dénuement et l'absence de tout confort , et pour cela limite la durée des cérémonies et des actions de grâce qui rythment le quotidien religieux des moines.

Dès la seconde moitié du XIe siècle, nombreux seront les moines à dénoncer cette dérive ; parmi eux, l'abbé bénédictin de Molesmes, qui obtiendra en 1098 du Pape l'autorisation de se retirer avec une poignée de moines fidèles au fin fond d'une forêt marécageuse de Bourgogne, à Cistel, pour y vivre dans le respect scrupuleux de la règle de St Benoît. Sans le savoir ni le souhaiter, ils donneront naissance à la plus fantastique épopée monacale qui, avec ses 750 monastères européens,  marquera les XIIe et XIIIe siècle européens, donnant à la chrétienté un Docteur de l'Eglise en la personne de Saint-Bernard, plusieurs ordres de moines guerriers comme les Templiers en France et l'ordre d'Elcantara en Espagne, et fournira les cadres de l'église catholique, dont plusieurs Papes.

La fondation de l'abbaye Notre-Dame de l'Aumône débute au début de cette épopée et rassemble des personnages prestigieux dont le nom est demeuré dans l'histoire du siècle que les historiens ont nommé "Le siècle de Saint Bernard".